Société

Luc Marius Ibriga ou le courage de l’honnêteté

Dans cette tribune, le Dr  Ra-Sablga Seydou Ouédraogo, économiste chercheur, dresse des lauriers au Pr Luc Marius Ibriga pour ses bons et loyaux services rendus à la tête de l’Autorité supérieure de contrôle d’Etat et de lutte contre la corruption (ASCE-LC).

Le Pr Luc Marius Ibriga

Je ne suis sans doute pas la personne la mieux placée pour l’hommage dont je me fais pourtant le devoir. Certes, cela fait une décennie que je connais personnellement l’homme, une décennie que je partage avec lui de grands moments de complicité intellectuelle et de camaraderie sur de grandes causes. Mais d’autres le connaissent depuis plusieurs décennies. Je ne suis pas non plus un de ces dizaines de milliers d’étudiants qu’il a formés en droit.

Je veux assumer un devoir de témoignage par peur que les voix les plus autorisées se retiennent, mais aussi parce que les pugilats injustes et infondés, dont les auteurs sont à nouveau de sortie depuis quelques jours, dont il est souvent la cible, rencontrent bien souvent le silence de ceux, pourtant nombreux, pouvant rétablir la vérité.

En réalité, à l’occasion de la passation de charge à la tête de l’Autorité supérieure de contrôle d’Etat et de lutte contre la corruption (ASCE-LC), je prends parti, en toute honnêteté et franchise, pour exprimer des mots, certes généreux, mais sincères et pour énoncer quelques idées que le Contrôleur général sortant m’inspire.

L’honnêteté et le courage chevillés au corps

C’est banal de le dire ainsi : le Professeur Luc Marius Ibriga est un honnête-homme ; il peut se tromper et se trompe mais est toujours porté par une sincérité à toute épreuve. L’honnêteté intellectuelle lui permet de reconnaître la raison et de se plier à son magistère d’où qu’elle vienne. L’honnêteté intellectuelle lui fait également défendre, sans concession, ses idées et ses positions argumentées et pédagogiques, claires et tranchantes. L’honnêteté et la probité moulent son code de comportement envers les autres et vis-à-vis du bien public.

Le Professeur Ibriga est un homme courageux. Est-ce ce grand courage qui porte son honnêteté vis-à-vis de lui-même et des autres ? Ou est-ce cette honnêteté à toute épreuve qui alimente ce courage de baroudeur ? En tout cas ces deux qualités se tiennent en lui. En plusieurs décennies d’engagement intellectuel, il a montré ce courage dans des prises de positions publiques claires en faveur de la démocratie et de la bonne gouvernance. Les plus jeunes ne savent pas que ses tribunes éclairantes, ses interviews franches et ses conférences pédagogiques sont une longue tradition depuis les moments les plus chauds de notre histoire politique.

« Après le combat, bien des courageux » dit le proverbe. Je ne parle pas de ce courage des tard-venus. « Quand le vieux lion se meurt, même les chiens ont du courage et lui arrachent les poils de sa moustache » dit un autre adage. Je ne parle pas non plus de cette lâcheté bien courante.

Je parle du courage d’exprimer ses opinions en tout temps et en tout lieu, face à la clameur des gueux, face à la vindicte ignare des lâches, comme face à la menace des armes les plus percutantes. Je l’ai vu, nous l’avons vu, dans tous ces cas, droit dans ses bottes. 

J’en profite pour souligner une méprise très courante actuellement à l’égard du courage. Il est en effet devenu fréquent que les applaudissements des majorités soient le baromètre du courage dans l’opinion publique. Quel courage que celui de caresser l’opinion dans le sens du poil ? Quel courage que de nous conforter dans nos consensus qui couvrent des puanteurs et masquent des démissions ? Quel courage que celui d’accumuler le maximum d’acclamations au tribunal des humeurs ? Quel courage que celui d’intellectuels soumis à la recherche effrénée de likes et de partages sur les réseaux sociaux ?

Ainsi, le populisme et la démagogie des formules creuses, des slogans vides, et des positions laudatrices se parent de la vertu courage pendant qu’ils sont plutôt l’indicateur éloquent du contraire. Le courage réside plus que jamais dans l’affirmation de positions contre les postures majoritaires, les certitudes acquises, les démissions de la pensée. Le courage réside plus que jamais dans la perturbation du « sommeil de la raison », qui comme nous l’enseigne Francisco de Goya, « engendre des monstres ».

Le courage d’exprimer ses opinions est celui du démocrate convaincu, du démocrate intraitable. Ne confondons pas démocratie et laxisme comme c’est devenu bien courant. Le Professeur Ibriga est un démocrate exigeant, attaché au respect des principes supérieurs de l’idéal démocratique, y compris la sanction des fautes. J’ai expérimenté son attachement au rassemblement des différences, parfois à désespérer certains.

L’intellectuel au sourire courageux

« Le courage est gai » a dit un ami du professeur Ki-Zerbo à son sujet. En effet, sans être naïf ni ignorant, le vrai courage est un puissant viatique contre le pessimisme et la morosité. Le Professeur Ibriga a la gaîté du courage, il a le rire gai, il a le rire courageux.

« Bonjour Professeur, comment allez-vous ?… Nous résistons aux intempéries », répond-il toujours avec ce rire aux éclats du courage. Cet homme au physique de boxeur a en effet cette bonne humeur communicative qui n’est jamais loin, toujours au coin du détour d’une conversation.

C’est encore ce rire gai, ce rire aux éclats du courage qui termine ces belles tirades des poésies militantes et ces proses patriotiques qu’il déclame, à l’improviste, à l’occasion, pour rappeler la chaleur de ses années de luttes estudiantines ou de théâtres scolaires. J’en ai été le public privilégié il y a quelques semaines encore, quand, je le raccompagnais à sa voiture lors d’une de ses nombreuses visites à Free Afrik.

Ces visites, dont il m’honore, témoignent de la profonde humilité de ce grand homme qui se tient toujours à hauteur des autres, y compris des plus « petits » socialement.

La lutte anticorruption a eu à travers lui, un militant convaincu, un intellectuel engagé et un exemple de probité. J’ai entendu à plusieurs reprises lors des conférences publiques que j’ai eu l’honneur d’animer avec lui à Ouaga et dans d’autres villes du pays, qu’il aurait dû démissionner face au manque de volonté politique pour faire avancer la lutte anticorruption. Ces critiques sauront-ils un jour ce que nous devons à ce grand défenseur de l’Etat ? Certains ont même insinuer qu’il est resté à son poste pour bénéficier d’une rémunération confortable. Ceux-ci savent-ils seulement qu’il a mis un point d’honneur à achever le processus de recrutement de son remplaçant avant de partir, et qu’il aurait pu organiser, sans grand risque, sa propre reconduction ? Ceux-ci savent-ils qu’il a laissé un salaire plus élevé à l’université pour rejoindre l’ASCE-LC ?

J’ai entendu des voix le vouer aux gémonies quand il a indiqué que certains dossiers ne permettaient pas de remettre en cause des personnes incriminées. J’espère pour celles-là qu’elles bénéficieront du courage et de l’honnêteté d’un homme impartial le jour où elles seront jetées à la vindicte d’une opinion enragée.

Je ne veux pas faire le bilan de son action à la tête de l’ASCE-LC. L’histoire, j’en suis convaincu, lui dressera des couronnes. Je veux juste souligner cet héritage incommensurable que son successeur s’engage à poursuivre : le partenariat stratégique avec la société civile engagée contre la corruption. Pas un partenariat engageant des ressources financières, non, mais une synergie d’actions jamais aussi forte avec l’organisation pionnière de la lutte anticorruption qu’est le REN-LAC et d’autres dont l’Institut Free Afrik. Ainsi, la tribune d’interpellation des trois pouvoirs, coorganisée par l’ASCE-LC et le REN-LAC, innove dans la lutte citoyenne pour la bonne gouvernance. Le Professeur a permis de transmettre, sans fioriture, aux plus hautes autorités, les préoccupations de la société civile sur la bonne gouvernance.

Le Professeur Ibriga est avant tout un patriote dévoué qui a renoncé aux luxures d’un engagement carriériste pour offrir son intelligence, son cœur et son corps à son pays. J’ai rarement vu une telle abnégation chez un homme. Pour moi, il est, avec son excellent collègue le tout jeune retraité Professeur Salif Yonaba, un modèle de droiture. Ce ne sont pas les titres qui consacrent ces hommes de vertu, mais le service réel rendu à la Nation, y compris à son insu.

Intellectuel ? Oui mais

Qu’est-ce que l’intellectuel ? Une conception courante renvoie à une activité professionnelle qui repose « sur l’exercice de l’esprit ». Ces « travailleurs de l’intelligence » sont ainsi souvent opposés aux travailleurs manuels. Certains vont jusqu’à réserver le mot aux seuls « gros » diplômés. Ainsi, nous entendons souvent des diplômés dire à leur propre propos « nous les intellectuels » ou s’entendent qualifiés comme tels.

Je récuse cette définition technique car elle ne fait aucunement référence à une fonction sociale de l’intellectuel et divorce d’avec l’histoire du mot. En effet, le mot nait sociologiquement pour qualifier la prise de position d’hommes de lettre, dont Emile Zola est le porte-étendard, contre l’injustice faite à Dreyfus dans une France antisémite de la fin du 19e siècle.

L’intellectuel est en effet aussi et surtout celui qui se préoccupe de ce qui ne le regarde pas, au sens de ses intérêts immédiats et triviaux. Comme lorsque Norbert Zongo, notre Zola, s’est saisi de l’affaire David Ouédraogo, notre affaire Dreyfus, et l’a portée jusqu’à la tombe. Qu’est-ce que Norbert Zongo avait comme intérêt personnel dans l’affaire David Ouédraogo ? Rien, sinon la défense de principes majeurs : la sacralité de la vie humaine et l’exigence de justice. C’est à ce titre que Norbert Zongo est l’un des plus grands intellectuels des décennies passées dans notre pays. Ce ne sont pas ses diplômes universitaires qui le hissent à ce pinacle de l’histoire. 

Je définis l’intellectuel comme une intelligence portée par une éthique au service de la communauté ; donc un trépied technique, éthique et d’objectif. Toute personne faisant montre d’une dextérité d’esprit (innée, acquise ou apprise dans des formations diplômantes ou de toute autre manière formelle ou informelle) fondée sur un socle éthique (éthique pouvant être contestée car restant subjective mais sincère et honnête) qu’elle met au service de la communauté est un intellectuel.

L’occultation de la dimension éthique ou du but du service de la communauté brise le trépied et dérive en un exercice technocratique pur sans engagement assumé, ou pire, en carriérisme stérile, voire en cynisme froid et malfaisant ; en pratiques mercenaires destructrices.

Ces conceptions corporatistes, carriéristes et/ou mercenaires de l’intellectuel nourrissent l’anti-intellectualisme et le dédain pour ces diplômés prétentieux, « ces académiciens goîtreux endollardés de sottises… ces charlatans mystificateurs… ces manieurs de charabia » comme diraient Césaire dans Discours sur le colonialisme.

L’anti-intellectualisme conduit au racisme social

Il faut se démarquer toutefois de l’anti-intellectualisme primaire, bien dans l’air du temps, nourri à la sottise du manque d’excellence, à l’obscurantisme, à l’abrutissement, au refus de l’intelligence, au populisme de la bêtise. Cet anti-intellectualisme se retourne toujours contre les peuples en les coupant de leurs meilleures élites, de leurs plus authentiques et exigeants leaders et en les maintenant dans l’ignorance, le dédain de la connaissance et le refus de l’élévation d’esprit, et finalement en les broyant dans le racisme social. J’appelle racisme social ce projet de tenir des populations dans l’ignorance sous prétexte que la connaissance, la finesse d’esprit et la subtilité des mots précis leur sont inaccessibles. Comme si l’oreille n’était pas appelée à aller tous les jours à l’école de la connaissance, comme si nos sociétés n’étaient pas jadis des sociétés de culte de la connaissance.

Si nous acceptons de confondre l’intellectuel et l’imposteur technique, si nous condamnons pareillement l’intelligence éclairante et la mystification de l’expertise, si nous ne distinguons pas les éleveurs d’esprit et de conscience des populistes obscurantistes revendiquant tranquillement le triomphe de la certitude idiote, si nous refusons la compréhension de la complexité et la saisie circulaire du réel pour nous rendre à la simplicité imbécile des pseudo-évidences, nous serons et resterons des sociétés de violence, des sociétés malades. Ne cherchons pas loin, nos langues traduisent avec maintes belles formules cette réalité : l’ignorance est une maladie grave.

L’anti-intellectualisme nous appelle à éteindre la bougie qui éclaire l’épaisse nuit de l’obscure forêt de l’ignorance. Certes la bougie, n’illumine pas les ténèbres, mais l’éteindre reviendrait à se rendre au chaos assuré. Il s’agit de ne pas se rendre à la bêtise, à la sottise, à la hantise de la facilité et à l’animalité.

Une éthique intellectuelle : un éthillectuel

La nécessité de clarification de la conception de l’intellectuel paraît donc importante. En conséquence, je propose le néologisme d’éthillectuel pour désigner ce beau trépied de la compétence ancré à l’éthique au service de l’humanité. Les éthillectuels sont des acteurs authentiques du changement. J’ai le bonheur d’en connaître un, d’avoir l’amitié et le compagnonnage militant d’un patriote honnête et courageux, ce dont le pays manque cruellement. Puisse-t-il faire davantage de vocation !

Je veux témoigner à son épouse, à ses enfants et à sa grande famille que nous sommes nombreux, certes pas assez, à connaître, à reconnaître et à saluer, trop souvent en silence, son immense sacrifice pour la Patrie, qui est aussi la leur. En effet, de telle personnalité en plus de leur mérite propre, engage le sacrifice de leur famille et de leurs proches. Tout récemment, pendant que de fausses informations l’annonçaient comme conseiller des nouvelles autorités au lendemain du putsch, il était alité. Il a en effet été en arrêt maladie une semaine et, contrairement à ce que laisse penser sa généreuse présence dans les médias, il est toujours en convalescence. Son épouse a sans doute souffert de ces coups de fil de remontrance contre telle ou telle décision qu’on lui attribuait, lui le Conseiller putatif et malade alité à la recherche du répit. Merci à la famille Ibriga de nous donner le professeur Ibriga.

Notre pays est bien souvent ingrat avec ses filles et ses fils les plus dignes. Notre pays a été ignoble avec certains de ses plus grands défenseurs. Les peuples, le nôtre en premier, aiment les hommages posthumes et les célébrations hypocrites. Il y en aura certainement, inch’Allah, pas avant très longtemps, pas avant plusieurs décennies.

Le Professeur Ibriga, après de grands services à l’Etat et à la morale, passe le flambeau à son successeur à l’ASCE-LC. Je lui souhaite un excellent repos, comme le recommande son médecin, mais juste un repos de plusieurs jours, maximum quelques semaines, car la Nation a plus que jamais besoin de ses meilleurs filles et fils. Il en est un authentique. Plus que résister aux intempéries, bâtissons la Nation de l’intégrité !

Dr Ra-Sablga Seydou Ouédraogo

Economiste, Chercheur

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